En conclusion, derrière la polysémie du mot, il s’agit d’entendre la quête de sens au travail sous plusieurs angles complémentaires qui tous ont le mérite de soulever des dimensions fondamentales de l’organisation. Même si le sens demeure aussi une question irréductiblement personnelle, il se construit par le travail, à condition que ce dernier reste inscrit dans une dimension coopérative, qu’il mette la qualité au centre et qu’il tienne à distance tout dispositif visant à le découper ou le rationaliser, au détriment de son adressage à l’utilisateur final. C’est tout l’enjeu de la QVCT que de pouvoir porter des solutions permettant de servir ces enjeux, en articulant de manière saine santé et performance.
La qualité de vie et des conditions de travail face à la quête du sens, une approche polysémique
La semaine de la QVT, qui se déroule du 20 au 24 juin 2022 à l’initiative de l’ANACT, a pour thème la « quête du sens au travail ». Cette question agite les organisations, après deux années d’une crise sanitaire qui a largement rebattu les cartes en ce qui concerne le lien à l’activité et accéléré un certain nombre de mutations organisationnelles (comme la diffusion large du télétravail).
A ce titre, la polysémie du mot « sens » mérite qu’on prenne un temps de réflexion afin de mieux cerner les enjeux que recouvre ce terme. Quand on parle du « sens au travail », de quoi s’agit-il au juste ? Quels marqueurs organisationnels forts peut-on en tirer ? Au fond, s’agit-il de questionner le sens au travail ou par le travail ?
Il faut se méfier des évidences, comme des expressions-valises, et celle de « sens au travail » prend le risque d’en devenir une, tant il s’agit d’un thème qui fait l’actualité depuis quelques mois. Nombreuses sont ainsi les entreprises, institutions ou directions à prétendre vouloir « remettre du sens » dans l’activité, comme si celui-ci avait disparu ou avait été perdu de vue par ses acteurs. C’est une première difficulté qu’il convient d’éclairer avant d’agir.
On peut commencer par dire que la question du sens est une angoisse fondamentale de la condition humaine. Cette dernière s’inscrit ontologiquement dans une dialectique entre sens et non-sens, avec le désir fragile que le premier l’emporte sur le second. Le sens n’est jamais acquis et sa quête est constitutive d’un élan vital qui conduit à agir pour donner un sens à son existence, par exemple avec le travail qu’on exerce. Complexité supplémentaire, le sens soulève aussi une question éthique, puisque rien ne garantit que le sens qu’on donne à son travail serve pour autant nécessairement l’intérêt général ou le bien commun.
En effet, évoquer de manière essentialisée le « sens du travail » revêt un obstacle de taille, puisque celui-ci demeure toujours relatif à la subjectivité de celui ou celle qui l’éprouve (donc à ses valeurs, ses ambitions… Bref, son système de représentations quant au réel). De son côté, l’organisation, comme construction sociale, est aussi porteuse d’une histoire, de valeurs et d’objectifs qui en orientent son sens d’action. C’est donc en appréciant la notion de sens dans toute sa polysémie que nous pouvons dégager quelques clés de compréhension.
Tout d’abord, donner du sens à son travail, c’est avoir la possibilité de lui donner une direction.
Il s’agit d’un point fondamental dans la mesure où cela permet de rappeler qu’une activité est toujours adressée, qu’elle soit la production d’un bien ou d’un service. On travaille toujours pour un client, un usager, un patient… Cela peut paraître évident, bien que la division du travail en de multiples processus ou procédures (ce que le sociologue Georges Friedmann nommait à juste titre le « travail en miettes ») ou plus récemment l’ubérisation du travail, entrainent un éloignement progressif de « l’utilisateur final » et génèrent une perte de cet horizon pourtant central.
Remettre du sens dans le travail, c’est donc remettre au centre des préoccupations de l’activité celui ou celle qui en bénéficie.
Nécessairement, cela passe par une maitrise et une confiance renforcée des expertises portées par les acteurs de terrain, au plus près du client ou de l’usager, et par le maintien d’un travail vivant, par-delà les normes et processus standardisés qui tentent de le rationaliser souvent jusqu’à l’absurde.
Ensuite, donner du sens au travail, c’est être en mesure de lui attribuer une signification.
Ici s’entrecroisent des désirs propres à l’organisation et d’autres propres à celui ou celle qui travaille. Le sens ne se prescrit pas, il se déduit de cette subtile imbrication. Néanmoins, il est possible de dégager quelques invariants anthropologiques.
Avoir un travail qui fait sens, c’est avoir la possibilité de concevoir un produit ou de délivrer un service conforme aux règles de l’art, partagées par une communauté de métier.
C’est aussi percevoir que son travail est véritablement utile, aussi bien à l’utilisateur final qui en bénéficie qu’à la société de manière plus générale. Indéniablement, ces deux ingrédients renvoient à la question, centrale, de la qualité du travail que chacune et chacun a la capacité de faire ou que l’organisation autorise au regard des moyens qu’elle alloue. Remettre du sens dans le travail, c’est par conséquent avoir l’opportunité d’effectuer un travail de qualité, conforme aux attentes et aux besoins qui sont formulés par celui ou celle à qui on l’adresse.
On sait par ailleurs qu’il s’agit d’un puissant levier de santé psychologique au travail. A cet égard, il ne peut donc y avoir de qualité de vie au travail sans qualité du travail, car la qualité de vie s’acquiert d’abord par un travail de qualité.
Enfin, donner du sens au travail, c’est restaurer la dimension collective présentielle, malmenée par le travail à distance.
Ce sont les sens au travail qu’il faut réhabiliter, c’est-à-dire de l’incarnation, de la corporéité, des affects, de la présence humaine, autrement dit une proximité perdue par la mise à distance du travail. L’émergence massive, parfois précipitée, du télétravail ces deux dernières années a certes permis de digitaliser un grand nombre de services, de diminuer certains coûts, de réduire sans doute l’empreinte écologique de l’activité et d’offrir des gains de temps (donc de productivité) importants.
Toutefois, le recul qu’on commence à avoir sur cette situation permet aussi d’affirmer que le télétravail a contribué à une nouvelle intensification du travail, notamment en éliminant les derniers temps morts qui pouvaient encore exister dans les organisations.
Or, ces temps informels, interstitiels (donc invisibles à la prescription), rassemblant les pairs, sont essentiels pour faire un collectif en capacité de réélaborer les modes opératoires, créer des règles de métier et donc réguler les aléas. Implicitement, cela remet en question les conditions de la coopération, qui semble aujourd’hui à repenser. Il s’agit d’une convivialité féconde, considérée sous l’angle de la délibération collective, informelle et pourtant vitale pour que « ça tourne ». Cette dernière joue un rôle déterminant pour effectuer tout le travail d’organisation (de régulation) non prescrit nécessaire à la réalisation d’un travail de qualité comme à la maitrise des risques, notamment par le développement des savoir-faire de prudence. Cela ne peut se construire qu’en proximité, immergé et aux prises avec les interstices de l’activité réelle, en présence d’autrui.
Plus encore, l’enjeu est de remettre sur le devant de la scène ce qui relève du registre de la sensibilité contiguë à toute activité, tout ce que les sens captent (y compris l’intuition, faite d’une sensibilité et d’une inventivité qui ont toute leur place dans le travail) et offrent pour « sentir » une situation de travail, en capter les informations non-verbales (on pense, par exemple, aux affects expressifs, repères majeurs dans les métiers de la relation à autrui comme le soin, le commerce ou l’enseignement… qui sont autant d’informations riches de significations).
Comment la qualité de vie et des conditions de travail peut-elle, dans ces conditions, être un levier favorable au sens du travail ? Si elle n’a pas vocation à le prescrire, elle peut en revanche le favoriser en aidant à travailler sur plusieurs pratiques organisationnelles qui le soutiennent. C’est le cas, par exemple, de tout ce qui peut être mis en œuvre pour renforcer les espaces de discussion sur le travail ou les pratiques managériales favorisant la délibération.
On peut aussi évoquer la délicate question des transformations organisationnelles, qui sont souvent mises en œuvre sans tenir compte de l’historique et de la vie psychique des collectifs, sans intégrer de dimension participative nécessaire à l’élaboration d’une feuille de route commune qui justement « fasse sens », adressée à des équipes qui devront travailler ensemble et pas uniquement cohabiter.
On peut donc affirmer qu’intégrer à la gouvernance de son organisation une véritable stratégie en matière d’amélioration de la qualité de vie et des conditions de travail agit indéniablement en faveur de la construction continue du sens au travail, de multiples manières. En clair, tout ce qui rend possible le renforcement d’un agir collectif.